June 23, 2010
Historienne, professeure à l’université du Québec à Trois-Rivières, Lucia Ferretti a notamment publié une très remarqué Brève histoire de l’Église catholique au Québec (1999).
1) Considérons d’abord l’influence sociale et politique de la religion. Le Québec est-il devenu une société quasi postreligieuse?
Je ne dirais pas cela. En effet, alors que la normativité chrétienne n’est pratiquement plus présente dans les lois, certains groupes radicaux au sein de plusieurs confessions tentent de prendre (ou de reprendre) la place laissée vide, et de faire pénétrer leurs propres normativités religieuses au sein de l’appareil législatif et des structures de l’État.
Certains groupes au sein des minorités confessionnelles refusent de respecter des lois, qu’ils présentent ostensiblement comme chrétiennes, alors qu’en réalité celles-ci expriment tout simplement la culture nationale, fondée sur un héritage pluriséculaire désormais entièrement sécularisé. C’est le cas par exemple de la Loi sur le mariage, qui ne reconnaît que les unions monogames, pourtant la Cour suprême est en train de se demander si la polygamie devrait être permise. C’est le cas aussi du calendrier scolaire, et pourtant la ministre Courchesne était prête à le modifier pour légaliser la situation d’écoles qui refusent le dimanche comme jour commun (et si peu religieux) de repos.
Par ailleurs, des groupes évangélistes, auxquels le cardinal Ouellet a choisi de s’associer récemment à titre personnel, multiplient de leur côté les tentatives pour faire criminaliser l’avortement de nouveau.
Certes, tous les essais ne sont pas couronnés de succès. Cependant, bien des décisions de la Cour suprême ont donné raison aux groupes religieux les plus radicaux; par ailleurs, les pressions politiques s’accentuent sur les différents gouvernements. Il semble donc qu’on assiste depuis une trentaine d’années à un réaménagement, voire à un renforcement, du régime d’association qui caractérise les relations entre l’État et les confessions au Québec et au Canada.
2) Comment se démarque le Québec dans ses rapports à la religion? La société québécoise se distingue-t-elle de ce point de vue du reste du Canada?
Plusieurs études, de Reginald Bibby ou de E-Martin Meunier par exemple, montrent que les Québécois catholiques de tous âges sont moins attachés au culte et participent moins aux activités paroissiales que les Canadiens de cette confession. Les études de Nancy Rosenfeld révèlent que Montréal se classe au premier rang en Amérique du Nord, bien loin devant Toronto ou même New-York, pour l’intensité sociale et religieuse de la vie juive, notamment à cause de la très forte présence ici des courants les plus orthodoxes du judaïsme.
En outre, il semble qu’il y ait proportionnellement plus de chiites au Québec qu’au Canada parmi les musulmans. Quant à la mouvance évangéliste au sein des Églises protestantes, qui a tant d’influence dans l’Ouest du Canada et sur le gouvernement Harper, c’est une réalité au Québec aussi, mais très marginale. Vous avez donc raison: le Québec est bel et bien une société distincte au Canada, y compris sous le rapport de la religion.
3) Considérons la religion catholique en particulier, celle de la majorité. Une rupture fondamentale semble s’être opérée dans les années 1960. Est-ce le cas selon vous?
À partir du milieu des années 1960, on constate une chute brutale de l’assistance à la messe et un net refus des jeunes générations de Québécois de suivre les prescriptions de la morale sexuelle catholique.
Par contre, même de nos jours, les Québécois restent largement attachés à la morale sociale catholique, sous sa forme sécularisée. Celle-ci s’exprime d’une part dans leur opposition assez généralisée à la guerre, et aussi dans leur volonté de conserver l’essentiel de l’État providence (redistribution de la richesse, maintien d’un réel filet social et réhabilitation plutôt que répression de la jeunesse en difficulté).
4) Comment se perpétue la tradition, l’héritage chrétien dans notre société?
Dans les bibliothèques, les musées des congrégations, le Musée des religions de Nicolet, la culture religieuse du passé est généralement assez bien conservée et est très accessible. Le patrimoine matériel est davantage menacé.
Par ailleurs, au présent, une multitude d’ouvrages de spiritualité ou de doctrine paraissent chaque année. Les paroisses organisent la catéchèse des jeunes et des adultes. Des communautés chrétiennes se réunissent sur d’autres bases que la paroisse (regroupement d’intellectuels croyants autour des Dominicains, d’hommes gais autour des Oblats à Saint-Pierre-Apôtre, de féministes catholiques dans certains mouvements et revues, de militants sociaux autour des jésuites de Relations, etc.). Des médias religieux de grande qualité existent aussi, je pense par exemple au réseau communautaire en constante expansion de radio Ville-Marie et à tant de sites internet. Les nouvelles congrégations religieuses formées de jeunes ouvrent en plein centre-ville leurs célébrations liturgiques au tout venant. Des centres de spiritualités proposent des sessions de ressourcement sur mesure.
Il y a donc une offre variée et créative, et qui répond à une demande en croissance par rapport à ce qu’on pouvait constater il y a quelques années. La principale faiblesse actuelle de ce système est qu’il n’est pas en mesure de précéder cette demande. Il peut simplement y répondre.
5) Le religieux revient en force dans l’actualité mondiale, souvent de manière spectaculaire et négative, voire sur le plan local avec la question des accommodements raisonnables. Croyez-vous que cette tendance accentue la réaction anti-religieuse au Québec?
Au Québec, on n’accepte ni la remise en question de la pleine égalité juridique des femmes et des hommes; ni les accommodements qui ont pour conséquence soit de dresser de nouveaux obstacles dans la marche des femmes vers leur complète égalité sociale et professionnelle, soit d’entourer certains groupes religieux des murs qu’ils souhaitent eux-mêmes ériger.
Respectueux de la liberté personnelle de religion, les Québécois en revanche ne trouvent pas raisonnables les accommodements que leur imposent les jugements de la Cour suprême ou les décisions prises en catimini par le gouvernement du Québec pour satisfaire certaines groupes radicaux au sein des différentes confessions. Cela peut en effet provoquer à l’occasion une réaction antireligieuse.
6) Parlons pluralisme, finalement. La diversité religieuse, avec une forte prédominance chrétienne, caractérise le Québec depuis très longtemps. Le Québec est-il une société tolérante et ouverte?
Sauf au Nouveau-Brunwick et c’est de très peu, aucune confession n’atteint la moitié de la population du Canada ou d’une province. Au contraire, le catholicisme est l’origine religieuse identifiée par plus de 83% des Québécois au dernier recensement. En outre, Montréal est beaucoup moins diversifiée religieusement que Toronto ou Vancouver. Il ne s’agit donc pas de minimiser le pluralisme religieux du Québec, mais simplement de constater les faits.
Cela dit, à aucun moment de son histoire quatre fois centenaire, le Québec n’a été complètement homogène sous le rapport religieux. Et c’est vrai qu’il est particulièrement ouvert. La minorité protestante du Québec, par exemple, n’a jamais été bafouée dans ses droits constitutionnels; on ne peut en dire autant des minorités catholiques au Canada. Par ailleurs, l’État québécois finance plus généreusement les écoles privées des minorités confessionnelles que toute autre juridiction au Canada.
Stéphane Baillargeon
Le Devoir