Le grand encan du Québec est ouvert, mesdames et messieurs. Premier lot. Grandes orgues de l’église Très-Saint-Nom-de-Jésus, 90 jeux, 6500 tuyaux. Valeur artistique exceptionnelle. Récemment restaurées au coût de 650 000 $. Valeur à neuf: 2,5 millions. Considérées parmi les plus beaux instruments en Amérique. Sixièmes plus grandes orgues au monde lors de leur inauguration en 1915.


— I’ll take it!


— Une fois. Deux fois. Trois fois. Vendues à la cathédrale de Toronto!


— Deuxième lot: bâtiment de l’église Très-Saint-Nom-de-Jésus. Orgue non compris. Architectes: Charles Reeves et Albert Mesnard. Décorateur: T. X. Renaud. Son oeuvre la plus importante et la mieux conservée. Décorateurs associés: les célèbres Alexandre Carli (sculpteur) et Georges Delfosse (peintre).


Allons messieurs, dames, il s’agit d’une église exceptionnelle jadis considérée comme la cathédrale de l’Est. Un petit effort. Personne ne dit mieux qu’un dollar?


Une fois, deux fois, trois fois. Vendue à l’entreprise de démolition Je-me-souviens inc.


Farfelu?


Un scénario farfelu que cet encan inspiré d’une chanson de Félix Leclerc? Hélas non! Tout récemment, le quartier Hochelaga-Maisonneuve a appris qu’il était envisagé très sérieusement par le diocèse de Montréal. La cathédrale de Toronto a récemment fait une offre d’achat pour les grandes orgues de Très-Saint-Nom-de-Jésus. La décision doit être prise en juillet. Dans quatre mois.


Pour compléter le tableau, des réparations urgentes sont nécessaires pour consolider un mur et la façade en pierre grise. La facture: un million. Comme il en coûte 100 000 $ par année pour maintenir dans son état actuel l’église et ses oeuvres d’art, l’archevêché se dit incapable d’assumer la facture. Après les sièges sociaux, le patrimoine religieux?


À part les ha! et les ho!, les Québécois ont regardé partir les sièges sociaux de Montréal vers Toronto en se contentant de le déplorer. Il ne s’agissait que de déplacements de personnes, croyait-on. On en voit aujourd’hui les effets.



Trésor en fuite


Maintenant, voilà qu’on s’attaque à notre patrimoine le plus précieux. Il faut qu’il soit spectaculaire, cet orgue, pour que Toronto décide de l’acheter pour sa cathédrale. Surtout quand on sait qu’il en coûtera plusieurs centaines de milliers de dollars pour le déménager dans la métropole canadienne.


Et nous, pendant ce temps, nous allons regarder partir ce trésor patrimonial. Avec des ho! et des ha!, n’en doutez pas. Ça soulage. On a l’impression d’avoir fait quelque chose en éprouvant ce sentiment de colère. En réalité, nous n’aurons rien fait d’autre que des ho! et des ha!



Double saccage


En déménageant cet orgue, on aura fait un double saccage. D’abord, dilapider un patrimoine irremplaçable restauré à grands efforts et à grand prix. Mais aussi, on aura détruit la moitié de la valeur de cette église, car il n’y a pas que l’orgue qui soit exceptionnel à Très-Saint-Nom-de-Jésus. Il y a aussi la décoration intérieure.


On doit à Renaud la décoration de plus de 200 églises au Québec, en Ontario et aux États-Unis. L’église du Très-Saint-Nom-de-Jésus est sa réalisation la plus imposante. Elle est demeurée pratiquement intacte jusqu’ici, contrairement à une grande partie de son oeuvre. À l’époque de la folie des grandeurs de la ville de Maisonneuve, le mandat qui a été donné à Renaud était clair: «Cette décoration sera faite en grande partie sur fond d’or… afin de faire un des plus beaux travaux de la province dans ce genre.»


Le contrat était si ambitieux qu’il s’est adjoint pour l’occasion des collaborateurs célèbres. Les quatre anges qui surplombent le maître-autel sont du sculpteur Alexandre Carli. C’est le même Carli qui a réalisé la fameuse frise de 320 personnages (grandeur nature) de l’église de la Nativité de la Sainte-Vierge d’Hochelaga. Renaud a par ailleurs confié à Georges Delfosse la réalisation de l’imposant tableau de la Pentecôte au-dessus du choeur.



Une merveille


Tout est démesuré dans cette église de la banlieue montréalaise du début du XXe siècle. On pense à ses cloches — le bourdon pèse 2265 kg — ou à ses vitraux importés de France pendant la Grande Guerre alors que le plomb était réservé à la fabrication de munitions et son exportation, rigoureusement interdite.


Ce sont nos ancêtres qui ont sué sang et eau pour construire et décorer cette merveille. Ils étaient 5000 paroissiens. Ce sont aussi les citoyens qui se sont cotisés en 1996 pour relancer la restauration des grandes orgues. C’est la même communauté locale qui a créé le festival international Orgue et couleurs pour faire revivre les grandes orgues. Et voilà qu’on s’apprête à vendre à l’encan cet héritage.



Faire quelque chose


Nul besoin d’être catholique pour estimer que ce trésor patrimonial doive être protégé à tout prix. Il n’est pas nécessaire de croire à Amon-Rê pour vouloir préserver les pyramides d’Égypte.


Nous espérons simplement que nous serons lus. D’abord par nos gouvernements. Par notre ville. Mais aussi, par ceux qui ont assez d’argent pour sauver ce trésor. Quels beaux centre et musée de l’orgue cela ferait! On pourrait y enseigner aux jeunes cet instrument en pleine renaissance. Un ordinateur avant son temps.


On pourrait continuer à produire des spectacles comme l’a fait Orgue et couleurs depuis 10 ans. On pourrait même y abriter de petits orgues récupérés au hasard des abandons d’églises. On pourrait y faire bien d’autres choses. Ou bien, on pourrait laisser partir ces grandes orgues vers Toronto.



Robert Cadotte, Réjean Charbonneau, MariFrance Charette, Michel Gauthier, Paul Labonne, Colette LeBel et Josette Sosa – Membres de l’Atelier d’histoire d’Hochelaga-Maisonneuve
Le Devoir