January 14, 2013
Tout en coupant les fonds de nombreux organismes de coopération internationale, Ottawa subventionne de plus en plus généreusement les ONG religieuses, surtout celles qui ont pour mission de répandre la foi.
C’est ce qui ressort d’une recherche menée par François Audet, directeur de l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaire, dont les résultats doivent être publiés ce printemps dans la Revue canadienne d’études du développement.
Son équipe de chercheurs a passé au peigne fin les déclarations de revenus de 198 ONG canadiennes de coopération internationale qui se partageaient, en 2010, une enveloppe de 366 millions de l’ACDI (Agence canadienne de développement international).
Leur conclusion: entre 2005 et 2010, les subventions des ONG laïques ont augmenté de 5%, passant de 226 à 237 millions. Pendant la même période, l’enveloppe annuelle des ONG religieuses est passée de 90 à 129 millions, soit une hausse de 42%.
La part du lion de cette augmentation est allée à une douzaine d’ONG de l’Ouest canadien, qui ont reçu 50 millions en 2010, contre 29 millions cinq ans plus tôt – une hausse de 72%. Or, parallèlement à leur mission humanitaire, ces ONG se vouent ouvertement à l’évangélisation.
Des exemples? L’organisation humanitaire Africa Community Technical Services a reçu 655 000$ de l’ACDI en 2010, presque trois fois plus qu’en 2005. Sur son site web, cette ONG de Colombie-Britannique affirme mener son action «sous l’autorité des écritures», et chercher «à glorifier notre Seigneur Jésus».
«C’est très idéologique»
Le prosélytisme de Cause Canada est encore plus affirmé. «Nous prions pour que notre identification avec Jésus, notre souci de la justice et notre démonstration concrète de l’amour de Dieu […] attirent les gens vers le Christ», lit-on sur son site internet. Cette ONG albertaine a reçu 483 000$ de l’ACDI en 2010, une augmentation de 32% comparativement à 2005.
«Ces résultats indiquent que le niveau de financement accordé aux ONG religieuses en général, et celles exerçant des activités de prosélytisme en particulier, a considérablement augmenté sous le gouvernement conservateur», affirme François Audet, professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, dans la présentation de son article.
Selon lui, les années Harper ont été marquées par une «confessionnalisation» des politiques canadiennes d’aide au développement. «Rien ne prouve que cette rupture va dans le sens de l’efficacité, c’est très idéologique. Peu à peu, on change la vocation de l’aide internationale», juge le chercheur.
Quand on lui demande de commenter l’étude, l’ACDI se contente de dire qu’elle «reçoit plus de propositions qu’elle ne peut en accepter», que les subventions sont octroyées au mérite, là où les «programmes sont les plus susceptibles de donner des résultats concrets.»
Pas de surprise
La recherche de François Audet n’a pas causé de grande surprise dans le réseau d’ONG de coopération internationale. «Ça confirme les tendances que nous voyons se dessiner depuis quelques années, sans pouvoir mettre de chiffres dessus», dit Chantal Havard, porte-parole du Conseil canadien pour la coopération internationale.
Gervais L’Heureux, directeur de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale, rappelle que de nombreux organismes, comme Alternatives ou le Centre international de solidarité ouvrière (CISO), perdent leur financement. «Pendant ce temps, on donne de l’argent à des ONG religieuses sans grande expérience en coopération internationale.»
Les conclusions de la recherche dirigée par François Audet «donnent des frissons dans le dos», proteste Michèle Asselin, coordonnatrice de CISO.
Cet organisme, fondé par des centrales syndicales, vient en aide, entre autres, aux travailleurs des maquiladoras mexicaines. Il y a deux ans, l’ACDI a refusé de renouveler le financement du projet, sous prétexte que le nord du Mexique est devenu «trop dangereux», relate Mme Asselin. Elle-même lit dans cette décision une volonté d’écarter du financement fédéral les organismes voués à la défense des droits et libertés.
Mais à l’autre bout du pays, Cause Canada, qui a vu sa subvention augmenter de façon substantielle en 2010, rejette l’analyse de François Audet. La directrice Beverley Carrick nie se livrer à du prosélytisme et affirme être simplement «motivée» par sa foi.
Incertitude généralisée
Grâce aux fonds de l’ACDI, l’organisme a financé un programme d’alphabétisation et de microcrédit pour femmes au Guatemala, au Honduras et en Sierra Leone. Mais ces fonds sont actuellement épuisés et comme d’autres ONG, Cause Canada ne sait pas ce qui l’attend, d’ici le prochain «appel de propositions» de l’ACDI.
Car au-delà du virage religieux constaté par François Audet, tout le réseau de coopération internationale vit à l’heure de l’incertitude. Dans son dernier budget, le gouvernement Harper a annoncé des coupes de 8% du budget de l’ACDI pour les trois prochaines années. L’ACDI a lancé son dernier appel général de propositions au printemps 2011. Parallèlement, elle encourage de plus en plus les partenariats avec le secteur privé. Tous ces changements créent beaucoup d’inquiétude parmi les ONG de coopération internationale, qu’elles soient religieuses ou pas.
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LES FAITS SAILLANTS DE L’ÉTUDE
Dans sa recherche, François Audet a épluché les déclarations de revenus de 198 ONG canadiennes de coopération internationale qui ont droit au statut d’organisme de charité et reçoivent des fonds de l’ACDI. Les constats:
Entre 2001 et 2005, sous un gouvernement libéral, l’ACDI s’est montrée plus généreuse envers les organismes laïcs, qui ont vu leur enveloppe budgétaire passer de 178 à 226 millions (une augmentation de 27%), tandis que les subventions versées aux organismes religieux ont baissé de 95 à 90 millions (une baisse de 4,6%).
La tendance s’est renversée après l’arrivée au pouvoir des conservateurs de Stephen Harper, alors que les fonds des organismes religieux ont explosé de 42%, pour atteindre 129 millions. La part du lion est allée aux organisations vouées au prosélytisme, qui ont vu leur budget augmenter de 72%.
– L’enveloppe budgétaire des organismes séculiers a connu une hausse de 5%.
– L’ACDI s’est montrée particulièrement généreuse envers des ONG religieuses basées à l’ouest de l’Ontario, qui ont reçu 46 millions en 2010, plus du double des 21 millions qu’elles avaient touchés en 2005.
– Pendant ce temps, toujours dans l’Ouest, les ONG laïques ont vu leur enveloppe budgétaire passer de près de 12 millions à 14,7 millions.
– Au Québec et dans l’Est du Canada, les subventions des ONG religieuses sont passées de 16,3 à 19,5 millions, une hausse de près de 20%. Tandis que les organismes laïcs, eux, ont bénéficié d’une hausse de 6%, passant de 60 à 64 millions.
L’équipe de chercheurs s’est basée sur la mission des organismes, telle que stipulée sur leur site web, pour faire la distinction entre leur nature laïque, religieuse ou prosélyte.
Agnès Gruda
La Presse