Une anthropologue se penche sur le côté sombre de la chanson actuelle.


Sous des airs souvent joyeux, nos artistes chantent la perte de sens et le cul-de-sac de la surconsommation, des Colocs à Loco Locass. Une critique en forme de nostalgie du lien social évacué avec notre héritage religieux. Saine complainte, juge l’anthropologue Isabelle Matte.


Les punks marginaux du «No Future» l’ont clamé. Les intellectuels l’ont annoncé aussi. Voici que la critique du capitalisme et d’un monde qui tourne à vide est rentrée dans le discours dominant et populaire. En témoigne la chanson québécoise actuelle, dont les textes regorgent de références apocalyptiques en forme de quête de sens, L’Échec du matériel de Daniel Bélanger en tête de liste.


C’est un constat que pose Isabelle Matte dans un chapitre de Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous?, ouvrage collectif tout juste paru aux Presses de l’Université Laval sous la direction de Robert Mager et de Serge Cantin.


«L’idée que le monde court à sa perte a quitté les marges du social et fait désormais partie de la trame narrative du discours normatif populaire», écrit la doctorante en anthropologie, qui a étudié la scène hardcore montréalaise à la maîtrise.


Comme l’écologisme, la chanson d’ici est un vecteur important de ce discours post-apocalyptique ambiant, car depuis La Rue principale des Colocs, l’anthropologue constate que, sur des airs musicaux souvent joyeux, nos auteurs-compositeurs-interprètes cultivent un pessimisme ravageur, où l’idéologie du marché a remplacé l’humanisme et la spiritualité.


«La critique sociale a toujours fait partie de la jeunesse contestataire, reconnaît celle qui enseigne aussi à l’Université Laval. La différence que je perçois dans la chanson québécoise contemporaine, c’est qu’il ne semble pas y avoir d’espoir. Ce n’est pas “un nouveau monde est possible” [comme le chantait la génération du baby-boom], c’est “le monde court à sa perte”.» Seule issue: la fuite, l’épuisement dans le présent. D’où les musiques festives et entraînantes des Cowboys Fringants, des Colocs, de Mes Aïeux…


Ce changement radical des visions du monde, Isabelle Matte l’attribue à l’«inversion structurelle» qui s’est opérée avec la Révolution tranquille. «Nous parlons du passage d’un catholicisme englobant une bonne partie de la réalité sociale et existentielle des Québécois à une religion qui se doit d’être choisie par l’individu. Le passage, donc, d’une société largement traditionnelle à une société de consommation post-industrielle», écrit-elle, un peu à contre-courant de ses collègues-auteurs qui tentent plutôt de relativiser l’impact de la Révolution tranquille pour montrer la persistance d’un sens religieux qui s’est simplement diversifié.


Loin de plaider un retour au religieux, la chanson actuelle exprime surtout un vide, un manque, que la religion a longtemps comblé, précise Isabelle Matte, qui s’intéresse depuis six ans aux impacts culturels de la sécularisation, en comparant l’après-Révolution tranquille et l’après-Celtic Tiger irlandais.


«J’ai l’impression qu’il y a une espèce d’idéalisation du passé sans vouloir du tout y retourner, affirme-t-elle. Les jeunes ne sont pas fous. Le problème n’est pas le rejet de la religion comme telle, mais ils sentent une sorte de perte, moins du mode de vie que du lien social, du sentiment d’appartenance.» Elle rappelle le sens étymologique du mot religion, qui signifie relier, pour illustrer à quel point le catholicisme québécois unifiait toutes les sphères de la vie.


Cette nostalgie, Mme Matte la perçoit comme saine et positive. D’une part, elle reflète l’intensité toute particulière avec laquelle a été vécue la Révolution tranquille au Québec, période de contestation politique, de révolution sexuelle doublée d’un mouvement de sécularisation en mode accéléré. D’autre part, elle dénote une curiosité nouvelle, un «désir de se lier à ce passé [longtemps évacué et que les jeunes connaissent souvent mal, note-t-elle], de jeter un pont, de faire partie d’une continuité.»


L’anthropologue s’explique ainsi le retour en force de musiques d’allégeance plus folklorique, comme celle de Mes Aïeux, et l’émergence de phénomènes comme les Commandos Trad, ces musiciens qui prennent d’assaut les stations de métro (surtout celles aux noms liés à notre histoire comme Papineau, Lionel-Groulx) pour redonner vie aux airs hérités d’une riche tradition orale.


«Il y a des choses qui n’ont pas été digérées. Et là, ça ressort, sous des formes diverses. Il y a encore beaucoup d’éléments un peu pré-modernes ou traditionnels dans la société québécoise. Il faut les voir, les connaître mieux, pour pouvoir vivre avec ou s’en défaire.»


La doctorante s’intéresse depuis six ans au catholicisme, mais d’un point de vue anthropologique, hors de l’institution, donc, pour comprendre «comment ça se vivait». Son sujet de thèse porte sur le processus de sécularisation post-Révolution tranquille, qu’elle compare aux effets de la Celtic Tiger en Irlande. C’est aussi à titre de fan (et forte de sa maîtrise) qu’elle a choisi de fixer sa lorgnette anthropologique sur la musique québécoise.


«Dans les productions culturelles d’ici, il y a un réel souci d’où on s’en va, dit-elle en citant notamment la trilogie du cinéaste Bernard Émond sur les vertus théologales. Je trouve nos artistes intelligents, ils ont un discours sur le monde qu’on se doit d’entendre. Il faut les écouter…»



Frédérique Doyon
Le Devoir



Merci Anne-Marie Lavigne