Si l’économie est fort susceptible de rester la priorité du cabinet Harper, 2012 sera peut-être aussi à Ottawa une année de la religion. Le Bureau de la liberté de religion promis avant l’élection du 2 mai n’était pas qu’une manœuvre pour se gagner les suffrages de minorités religieuses. Un tel service, apprend-on de la Presse canadienne, doit être officiellement annoncé bientôt. Les préparatifs laissent croire, toutefois, que l’initiative est encore loin d’apporter «la paix», même au Canada, «aux hommes de bonne volonté».


Jason Kenney, ministre fédéral de l’Immigration, a confié au Globe and Mail que l’assassinat de Shahbaz Bhatti, seul membre catholique du cabinet du Pakistan, avait déterminé Stephen Harper à faire du Canada un promoteur de la liberté de religion. Peu de semaines auparavant, lors d’une visite à Ottawa, Bhatti avait décliné une offre d’asile, tout en sachant que ses jours étaient comptés là-bas. L’homme voulait y faire abolir la loi sur le «blasphème».


Le Pakistan n’est pas le seul pays où des minorités religieuses sont persécutées. Selon une étude du Pew Forum on Religion and Public Life, une maison réputée des États-Unis, les chrétiens sont victimes de harcèlement de la part des autorités ou de la société dans 130 pays; c’est le cas des musulmans dans 117 pays; et aussi des juifs dans 75. Ces dernières années, le tiers des habitants de la planète ont vu reculer leur liberté religieuse. La tendance est même à de plus graves restrictions et à une dangereuse polarisation.


Le Canada donne l’image d’un pays pluraliste et respectueux des droits. Pourtant, la consultation que John Baird, ministre des Affaires étrangères, a tenue à Ottawa le 3 octobre aura laissé à l’écart d’importantes minorités et fait fi du droit des citoyens de savoir ce que pensent ces experts et chefs religieux alors invités par le ministère. Que des personnalités religieuses aient accepté une discussion à huis clos excluant, par surcroît, d’autres minorités ne témoignait pas, non plus, d’une grande ouverture.


D’après les quotidiens de la chaîne Postmedia News, non seulement cette rencontre aura été dominée par des représentants de confessions judéo-chrétiennes, mais surtout, si quelques minorités musulmanes étaient présentes, chiites et sunnites ne l’étaient pas ni, non plus, les sikhs, les hindous et les bouddhistes. «Si vous ne tenez pas compte de vos propres minorités chez vous, qu’allez-vous essayer de promouvoir dans le monde?», se demande Wahida Valiante, présidente du Congrès islamique canadien.


Le cabinet Harper aura fort à faire pour dissiper l’impression qu’il favorise les minorités qu’il convoite, mais aussi quelques confessions judéo-chrétiennes. Seul un bureau totalement «transparent», lui ont dit ses propres experts, et, pourrait-on ajouter, plus représentatif, convaincra le public d’ici qu’on ne s’en servira pas à des fins politiques. Et, après la crise à Droits et démocratie, comment ne pas s’inquiéter également du noyautage pratiqué par quelque lobby ethnoculturel?


Pour l’heure, soulignent des critiques, le Canada s’est élevé contre le sort fait aux coptes en Égypte, mais il n’a guère protesté dans le cas des musulmans chiites en Arabie saoudite. Certaines minorités, ajoutent d’autres observateurs, crient à la persécution, mais elles-mêmes tiennent encore un discours qui bafoue les droits d’autres minorités. À quand un bureau contre ces religions qui vouent les gens d’orientation sexuelle — ou même religieuse — différente à l’exclusion sociale, voire à la peine de mort?


Ottawa n’a pas encore précisé si cette promotion de la liberté de religion sera confiée en même temps à un ambassadeur attitré. Quelle que soit la formule retenue, l’expérience des États-Unis en ce domaine confirme qu’il n’est pas facile pour un gouvernement, quel qu’il soit, de se faire le gendarme de la liberté de religion. Ou bien, en effet, une agence qu’il crée en sera indépendante et risque de n’avoir guère de poids. Ou bien elle jouit de l’appui de son gouvernement, mais alors elle n’en est plus indépendante.


Dans le cas du Canada, le gouvernement a déjà fait savoir que le bureau en question pourra compter sur le ministère des Affaires étrangères, dont il sera un service, mais aussi sur le ministère de l’Immigration ainsi que sur l’Agence canadienne du développement international (ACDI). L’un va faciliter l’accueil des gens persécutés à cause de leur religion. L’autre va contribuer à des projets de promotion de la liberté religieuse. Or comment cela pourrait-il se faire sans d’abord un profond nettoyage au ministère de l’Immigration et à l’ACDI?


Au ministère de l’Immigration, bon nombre des demi-juges qui tranchent les cas de refuge ont longtemps fait preuve d’inculture politique. Le ministère a entrepris — officiellement pour s’assurer de leur compétence — de les soumettre à un examen, auquel plusieurs ont échoué. Sont-ils victimes de leur propre nomination partisane? De l’ineptie du ministère? Peu importe. Si ces arbitres peinaient à comprendre une persécution politique, on les voit mal trancher des cas de persécution religieuse.


À l’ACDI, on a longtemps subventionné Haïti, par exemple, avec des résultats souvent lamentables, qu’on déplorait déjà au temps des gouvernements libéraux. Sous les conservateurs, les droits de l’homme — et de la femme — furent davantage à l’honneur. Mieux encore, les entreprises canadiennes ont creusé des puits en Afrique. Ainsi, SNC-Lavalin, ce fleuron du génie humanitaire, a bâti en Libye un pénitencier dernier cri où étaient rééduqués les ennemis du président Kadhafi.


Bref, les religieux canadiens et les politiciens conservateurs qui veulent défendre la liberté de religion dans le monde seraient bien avisés de vérifier aussi quelle liberté ils pratiquent eux-mêmes au Canada.



Jean-Claude Leclerc
Le Devoir