Les nombreux formats inusités en assurent la pérennité, du texte à l’hypertexte


«On a ça ici?», lance le caissier ébaubi de Chapters en voyant atterrir la Bible sur le comptoir, sandwichée entre deux vains prétextes, Food Rules de Michael Pollan et Utopie de Thomas More.


«Ben, ouais… à côté du rayon de la psycho-pop», l’informai-je, hésitante. Que ce Loblaw du livre vende des tapis de yoga et des théières en inox, rien de plus banal, mais trouver le best-seller de tous les temps écoulé à six milliards d’exemplaires à côté de Qui a piqué mon fromage?, c’est vrai, ça peut déstabiliser.


J’ai observé ma nouvelle bible. D’une banalité désarmante — 7,95 $, collection «Succès Poche» des éditions Succès du Livre —, elle a été achetée pour remplacer cette TOB (traduction oecuménique de la Bible) offerte par ma grand-mère et jetée par étourderie (ma mère m’a aussitôt accusée de profanation, mais ça, c’est une autre histoire). Puis je me suis demandé où on trouvait encore la Bible et comment elle s’en tirait dans cette modernité chatouilleuse sur les croyances.


Naïve, va. D’abord, la surprise d’un commis-caissier cégépien n’est pas le signal que le livre des livres soit en voie d’extinction, même s’il est proportionnellement le moins lu parmi les plus vendus.


«La Bible n’a pas besoin d’être modernisée, c’est le plus vieux livre qui soit toujours d’actualité!», assure Claire Tremblay, conseillère depuis près de 20 ans pour la Société biblique canadienne à Montréal. Elle me glisse que ses traductions sont revisitées chaque quart de siècle, évolution de la langue oblige, et que la Bible coule toujours des jours heureux. Les 140 sociétés bibliques à travers le monde en distribuent environ 500 000 exemplaires francophones chaque année. Traduit à partir des trois langues originelles — l’hébreu, le grec et l’araméen — en plus de 2454 langues, le saint livre aura sous peu son adaptation en langue mohawk.


La Maison de la Bible de cette Société propose tout de même quelques formats plus contemporains à sa clientèle composée autant d’universitaires en théologie et d'(arrière)-grands-mères que de curieux.


Il existe par exemple cette bible à la structure grammaticale simplifiée. Parole de vie couvre la Bible d’un couvert à l’autre en utilisant 3500 mots différents et des illustrations. Ces jours-ci, la conseillère Johanne Boisseau lit Femme à l’écoute, une bible pour dames avec des encadrés sur le célibat, l’éducation des ados et la gestion d’un mari. Les hommes, eux, n’ont toutefois pas la leur. «Les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les milieux religieux. Elles cherchent des réponses alors que les hommes sont plus rationnels», tente Mme Boisseau.


La webosphère contient tout de même des trouvailles pour ces messieurs. Comme cette bible imperméable pour pêcheurs et chasseurs (eBay offre une variante à jaquette rose «parce que les bains moussants et la bible vont si bien ensemble»). Sur le site de vente aux enchères, en plus des versets récités sur 22 audiocassettes et de ce modèle recouvert de jeans pour les étudiants qui graduent, une Bible est aussi offerte aux busy moms, reliée en capsules d’une minute pour adoration rapide entre l’allaitement et un changement de couche.


Dans son hilarant essai L’année où j’ai vécu selon la Bible (2007), le journaliste new-yorkais A. J. Jacobs tente de suivre les Écrits aussi littéralement que possible. L’auteur, juif et laïque, s’est approvisionné en diverses traductions pour entamer sa quête et raconte avoir reçu une bible hip-hop dans laquelle le psaume 23 commence par «Le Seigneur déchire grave» plutôt que «Le Seigneur est mon berger».


Preuve qu’il y a une bible pour tous les types d’individus, en lui parlant de celle-ci, Johanne Boisseau me confirme qu’il existe même une Biker’s Bible offerte par l’Association de motards chrétiens Maranatha. Rock on.


La Bible a aussi amorcé son passage du texte à l’hypertexte sur des applications pour iTéléphones et autres iTablettes. Testée sur mon iBaladeur Touche, la Holy Bible de YouVersion.com propose 41 traductions et une forêt de plans de lecture. Je peux ainsi traverser de la Genèse à l’Apocalypse en 90 ou 365 jours, ou encore recevoir à mon réveil un passage choisi au hasard selon les soucis de mon choix, comme les troubles alimentaires, le sexe, le potinage, l’amitié ou, mon favori, l’anxiété.


À noter: cette iBible est d’un enthousiasme débordant pour partager mes lectures sur Facebook et Twitter: dès que mon pouce flâne trop longtemps sur un passage à l’écran, l’hyperactive application m’enjoint de le partager avec cette infinie communauté virtuelle. Bienvenue dans l’intimité du 2.0, où on ne peut même plus lire en paix.


Un best-seller mondial


Mais revenons à nos moutons. Donc, évidemment que le best-seller mondial est encore vendu, offert, demandé, multiplié. «Dans les chambres d’hôtel, vous pouvez même partir avec la bible, elle est là pour ça», m’informe Claire Tremblay (même si le larcin est un peu contradictoire puisque tout le monde sait que «Tu ne voleras point», Deutéronome 5, 19)…


Les nouveaux établissements hôteliers branchés viennent toutefois rompre la lune de miel entre les Saintes Écritures et la table de chevet. La Bible ne séjourne pas dans les hôtels Opus, Le St-Martin, Alt ou Gault, pas plus qu’au W. Manifestement, les portes ne sont pas toutes ouvertes aux Gédéon, cette association chrétienne qui parcourt le globe pour fournir la Bible aux hôteliers.


Au palais de justice, bien que le Mouvement laïque québécois veuille qu’il en soit autrement, il est toujours possible de jurer sur la Bible, même si les déclarations solennelles ont plutôt la cote. La traduction oecuménique de la Bible (TOB), qui vient de célébrer ses 50 ans, a quant à elle vu sa distribution flétrir avec le remplacement de la catéchèse par les cours d’éthique et de culture religieuse.



Une place dans les chaumières


Mais la Bible a toujours sa place dans les chaumières, tapie dans l’ombre d’un garde-robe ou à vue dans la bibliothèque, comme l’a révélé ce sondage de la maison Folie-Boivin-Zuckerberg. La TOB d’Amélie est le vestige de ses années dans un collège catholique et elle en a personnalisé la couverture du fleurdelisé.


André a délibérément sauté sur la traduction de la Bible de Fayard, plus littéraire celle-là. Ex-étudiante en histoire de l’art, Valérie a acheté une bible afin de mieux saisir les oeuvres étudiées. Pour finalement ne rien comprendre au texte et lâcher le baccalauréat. Dans un élan de vérité, Éric confie avoir une bible, un Missel Quotidien et Vespéral, ainsi que deux chapelets glow in the dark.


«Qu’on soit croyant ou pas, on considère toujours la bible comme un trésor. Elle demeure un livre sacré sur ce qu’il reste de Dieu. C’est pour cette raison que les gens la conservent, même s’ils ne l’ouvrent jamais», confie Johanne Boisseau.


Mon amie Chantal a préféré donner sa TOB car «on ne met pas une bible au recyclage», dit-elle. C’est profaner, j’imagine? demandai-je à Mme Boisseau, qui avoue avoir retourné à la terre une bible qui en arrachait. «Pas du tout. Les Écritures sont sacrées. Mais la Bible demeure un livre.»


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Une Bible mythique. New York étant à Pâques ce que la Bible est à Gutenberg, ceux qui s’évaderont dans la Grosse Pomme pour le week-end pascal pourront passer à la New York Public Library pour observer le plus vieux livre imprimé en série. Il ne reste que 48 exemplaires du plus célèbre livre de l’imprimeur allemand Johannes Gutenberg. En plus de celle-ci, datant de 1455, huit autres Bibles sont hébergées aux États-Unis. http://www.nypl.org/events/exhibition/2009/05/31/gutenberg-bible.



Émilie Folie-Boivin
Le Devoir