Apocalypse De Jean (Volumes I-II-III)
Pierre Henry, France, 1968, 101:08 min


‘Mystérieux et effrayant, le livre de la Révélation, qui clôt la Bible, a inspiré beaucoup de musiciens (tous genres confondus), trop heureux de pouvoir puiser dans ce formidable réservoir de visions hallucinées, qui évoquent toutes, de manière plus ou moins ésotérique, le royaume de Dieu qui s’approche de nous et qui mettra fin à notre misérable vie terrestre. Mais en 1968, l’idée n’était pas du tout aussi évidente ; et puis le thème n’était pas vraiment à la mode…


Pourtant, Pierre Henry, le pape de la musique concrète et électro-acoustique, sorcier du traitement des sons, de l’échantillonnage, du filtrage, du montage en boucles, de la distorsion, inventeur avec Pierre Schaeffer de toutes ces belles techniques dès la fin des années 1940 ; Pierre Henry, virtuose de la console de mixage et de la bande magnétique, démiurge de toutes les plus délirantes cosmogonies sonores ; Pierre Henry, ce pur génie, visionnaire de toujours, auquel toute une tripotée de musiciens infiniment moins intelligents, moins imaginatifs et moins doués doivent tout ; Pierre Henry, disais-je, va s’y atteler, à cette idée : il ne va pas faire, heureusement, une simple « illustration sonore » de l’Apocalypse, il va en donner sa vision propre, dans un oratorio électronique mémorable, et par l’intermédiaire de la voix de l’acteur Jean Négroni.


Oui, la voix : on a bien raison de dire que c’est le premier et le plus beau des instruments ; celle de Jean Négroni, ici, qui est pourtant en elle-même assez chaude est expressive (pour ceux qui ont vu le film mythique de Chris Marker ‘La jetée‘, c’est lui le récitant), va subir progressivement tous les outrages : filtrée de manière légèrement différente selon chaque passage, elle se détériore au fur et à mesure, elle se distord, se réverbère, se multiplie à l’infini, s’éteint puis se rallume, tantôt hurlante tantôt agonisante : elle devient, entre les mains du compositeur français, malléable à merci, matière première quintessencielle de cette œuvre.


Après la voix vient tout le reste : des trilles électroniques sèches et tranchantes de l’ouverture jusqu’au cataclysme final, étouffant, ahurissant ; une profusion sonore si angoissante, si malsaine et vénéneuse parfois, si ouvertement expressive jusqu’aux limites de la décence qu’elle colle l’auditeur au plafond et l’entraîne dans un maelstrom dont il ne peut pas ressortir indemne. Je n’essaierai même pas de décrire une petite partie de cette œuvre gigantesque et de son extraordinaire montée en puissance. Si vous voulez voir (oui, je dis bien “voir”) l’Apocalypse de Jean, pas besoin de fumer la moquette, écoutez Pierre Henry, et « que celui qui a des oreilles, entende ».’Guts of Darkness