Les Yeux de la Nation (2014) de JEAN-FRANÇOIS AUBÉ Les Yeux de la Nation
Jean-François Aubé
2014































Que préfère-t-on : obtenir, ou ne pas obtenir ce que l’on désire ? L’obtenir, évidemment, mais après coup, était-ce la bonne décision ? Jean-François Aubé décortique nos rêves et nos ambitions, voire nos convoitises, avec un grand talent d’observateur. Les Yeux de la Nation, ce sont douze nouvelles écrites avec un humour parfois grinçant et dans un ton toujours juste, qui abordent des thèmes d’actualité comme l’indépendance du Québec, le couple, l’endettement, la religion et les médias, en passant par la question amérindienne et le déficit d’attention.


À propos de l’auteur

Jean-François Aubé a fait des études universitaires en philosophie, en histoire et en cinéma, après quoi il réalise une dizaine de courts métrages et un long métrage documentaire, tous diffusés dans des festivals québécois ou européens. De 2006 à 2013, il a poursuivi ses explorations cinématographiques en Gaspésie, tout en enseignant au niveau collégial. Il a publié quelques nouvelles, entre autres dans XYZ. La revue de la nouvelle et l’Inconvénient.


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ENTREVUE
Y’a une fleur de lys à l’envers sur la couverture bleu provincial de son nouveau livre. Conséquemment, ne pouvant résister à l’appel et un peu dans l’esprit de l’entrevue qu’on avait fait avec le groupe souverainiste FORTERESSE à la Messe des Morts II.V, on a eu envie de parler du Québec avec lui :


Lieu de naissance?
Quand je suis né, en 1978 à St-Rédempteur, ce petit village campagnard situé sur la rive sud de Québec avait déjà bien amorcé son développement, de sorte que mon enfance se déroula dans ce qui n’était plus vraiment une campagne, et pas encore une ville ; c’était une manière de no man’s land, un étalement urbain fonctionnel et dépersonnalisé, vidé de son histoire, ne sécrétant, autant du point de vue de l’architecture que des modes de vie, que le « pareil au même ». De la campagne paysanne des mes grands-parents à la banlieue informe de mes parents, royaume des professions libérales, la métamorphose fut très rapide.


Aujourd’hui St-Rédempteur est une banlieue consommée qui s’assume. Il est difficile pour un individu d’enraciner son identité dans un tel lieu géographique et d’y tisser une quelconque appartenance territoriale. Pourtant il faudra bien un jour réenchanter cette ville natale et me poser la question de mes origines. Il est alors certain que ma réponse puisera beaucoup plus dans la vie de mes grands-parents, qui ont défriché eux-mêmes la terre et fondé la première ferme laitière du village, que dans le vide culturel de mon enfance et les magasins à grandes surface d’aujourd’hui.



Sujets récurrents/affectionnés?
– le politique
– la chute des idéaux
– l’intransigeance et la pureté
– le couple



Cinq créations québécoises incontournables?
Le confessionnal (1995) de Robert Lepage ; parce qu’il évoque, avec toute la poésie dont est capable le langage cinématographique, l’éclatement des valeurs de la révolution tranquille.


Léolo (1992) de Jean-Claude Lauzon. Comédie sur l’éveil sexuel, drame sur la force répressive du clan et de la famille, tragédie sur la folie. Sinon juste pour l’histoire de Fernand, le frère de Léo qui, même une fois doté de tous les muscles dont les bras sont capables, a peur de « l’anglais ».


– L’oeuvre de Jacques Ferron. « Seul véritable écrivain national » selon quelques uns. Pour ses longues phrases droites et élégantes, avec lesquelles il farfouille, sourire en coin, dans le « patrimoine canadien français ».


– L’oeuvre d’Émile Nelligan, notre Rimbaud. Pour la ferveur de ses vers, auxquels sa vie tragique ajoute un éclat mystique.


L’œuvre de Pierre Perrault. Pour avoir révéler toute la force expressive du documentaire par la mise en scène et la mise en situation.




Ville vs. région? Et pour y pratiquer ton art?
La quattro volte, Michelangelo Frammartino, Italie, 1h28, 2010


Ce long métrage se déroule en Italie, dans un petit village du sud qui a encore des allures médiévales. C’est un chef d’œuvre sans parole sur le cycle de la vie. Ce film confirme ma préférence pour les films qui se passent en région ; comme si le profil de l’humain s’y découpait avec plus de clarté, sans le flou des débats contemporains et de la modernité urbaine ; comme si les rituels du quotidien y avaient une toute autre résonance car ils continuent de communiquer avec le passé ; comme s’il fallait beaucoup de particularisme régionale pour atteindre l’universel.


Il y a sept ans j’ai quitté Québec pour aller vivre en Gaspésie, un déplacement de quelques 600 km qui, pour les institutions ne changent rien ; j’étais en région à Québec, je suis en région à Gaspé. Pour le milieu du cinéma, il y a Montréal et les régions.


À l’origine de ce déplacement, une attirance, floue et ambiguë, pas toujours assumée, pour la tradition. Guy Debord a dit une phrase que j’ai toujours retenue. « Aujourd’hui on ressemble plus à nos pairs, qu’à nos pères ». C’est-à-dire que la construction de l’identité se fait plus à partir de nos contemporains qu’à partir des générations qui nous ont précédés ; la transmission est rompue. Comme j’ai vécu une enfance dans une banlieue désincarnée qui n’enracine rien, qui a rejeté toutes les valeurs de mes grands-parents, je connaissais bien ce présent qui « pulse » comme une musique techno et invite à une danse sans lendemain ni passé. En région j’ai retrouvé, chez les autres, la continuité de la « famille », l’expression « de père en fils » et les traditions. J’ai trouvé aussi des choses moins belles, l’envers de la médaille, comme la force tyrannique du clan sédentaire qui retient les jeunes dans son sein et empêche l’épanouissement des individualités. Entre la fascination et l’inquiétude, il y a toujours, chez moi, la mélancolie d’une identité fondée sur un territoire.


D’un point de vue politique, je crois aussi à un concept qu’on appelle l’occupation du territoire. Les anarchistes rêvaient d’un système décentralisé, formé par le réseautage de petites communautés où l’on pratiquerait la démocratie directe. Je pressens dans les idées de l’occupation du territoire certains principes qui rendraient la politique plus vivante, plus étendue, plus incarnée dans une géographie et plus à jour sur la diversité. Je crois aussi que la seule façon de résoudre la crise écologique consiste à défaire les mythes de la croissance économique et de la productivité en choisissant nous-même d’autres modes de vie. La région offre de belles possibilités à ce propos.


Concernant la pratique artistique, une vie bien éloignée des grands centres permet de se défaire définitivement de l’ambition carriériste et de ses écailles luisantes qui vous transforment progressivement. Je voulais me débarrasser de cette peau de serpent qui incite à ramper dans tous les recoins pour atteindre ses fins. Je voulais distinguer « l’envie de percer dans le cinéma » de « l’envie de faire du cinéma » et choisir clairement la deuxième option. « L’envie de réussir dans le domaine » est une envie pernicieuse qui, lorsqu’elle n’est pas dispersée correctement dans le vent et la mer, vous amène rapidement à faire des choses sans amour, comme des films corporatifs ou des films publicitaires. Les sentiers hors-pistes de la région m’offrent une vision plus claire de ce que je fais et de ce que je veux faire, sans égard au succès mondain. Cela garantit la passion dans mes rapports à l’image.



Le projet d’indépendance du Québec?
Pierre Falardeau, documentaire de Germán Gutierrez et Carmen Garcia, 1h29, 2010



Très bien monté, ce documentaire est un hommage à un grand personnage à qui je voue une admiration sans borne. Falardeau n’a jamais arrêté de nous rappeler, avec son bagout dont on s’ennuie déjà, que « nous sommes un peuple inféodé et vassalisé ». Je crois qu’il a raison.


Cependant, par ce documentaire, j’ai compris quelle partie de son discours me mettait mal à l’aise. C’est cette conviction, pétrie par les idées des Lumières, que la souveraineté nationale est une fin en soi. Je ne peux me reconnaître dans cette position, même si je la respecte.


Depuis les années 70, la mutation rapide de la société a fait naître d’autres priorités. Pour moi l’urgence aujourd’hui, c’est de freiner le néolibéralisme. C’est d’apaiser les dégâts du capital et du renouveau capitaliste qui, depuis la fin de la guerre froide, n’a plus aucune compétition idéologique et règne dans toutes les dimensions de la vie, en les tuant. Nietzsche disait quelque chose de beau que je paraphrase ici très librement ; Dîtes-moi pas que vous voulez être libre. Je n’en ai rien à cirer. Dîtes-moi pourquoi vous voulez être libre. Quel est le séduisant projet que votre non liberté vous empêche de faire ?


Il fut un temps où l’idéal d’indépendance venait avec un idéal politique, un projet de société basé sur une économie beaucoup plus sociale et humaine. Aujourd’hui, le projet de société du Parti québécois me dégoûte. Je ne comprends pas qu’on puisse affirmer, encore aujourd’hui, que le PQ est un parti de gauche. Ma haine du Parti Québecois est d’autant plus grande que c’est ce parti qui, au Québec, a lancé la grande danse du néolibéralisme. Alors que j’étais au cégep, Lucien Bouchard et Pauline Marois faisaient les premiers pas. Tyrannie du déficit zéro, primes de performances pour les cégeps ; des mesures qui en disaient déjà long sur les allégeances économiques des ténors, anciens et nouveaux, du PQ.


Se séparer du Canada de Stephen Harper est bien sûr une grisante motivation. Pour moi l’indépendance est très importante, mais elle ne dépassera jamais le statut du moyen ; elle reste un moyen et non une fin. C’est pour cela que je m’identifie beaucoup plus à un parti comme Québec Solidaire ; ses valeurs économiques correspondent aux miennes et surtout, l’indépendance n’est pas une priorité aveugle pour laquelle on est prêt à coucher avec n’importe quelle compagnie privée. Je veux la souveraineté du Québec, mais pas à n’importe quel prix ; surtout pas au prix que nous fait payer le Parti Québécois.


Que ce soit le Québec ou le Canada, s’il est dirigé comme si c’est une entreprise privée, je ne veux pas de ce pays. Je ne veux pas d’une indépendance nationale qui masquerait un asservissement plus total, celui de l’économisme.


La première nouvelle de mon recueil parle pas mal de ça.



Est-ce que c’est devenu difficile de déterminer/définir ce qu’est un québécois? Faut-il nécessairement parler français pour l’être? (Évidemment non, mais) considérant l’énergie collective dépensée sur le sujet, la révolution tranquille, l’idée qu’on forme essentiellement une culture de résistance, que sur la plaque de ton char c’est marqué ‘Je me souviens’, que le drapeau c’est un peu allégeance française (et catholique ‘par opposition au vainqueur’) … Est-ce que c’est encore important de porter une attention particulière à l’enjeu de la langue, de la protéger (législation etc.) ou est-ce qu’on s’emballe un peu trop là-dessus?
Le Nèg’, Robert Morin, 92 min, 2002


Caricature à la fois sombre et comique de la région profonde, où l’apparition d’un noir devient un événement. Symphonie polyphonique sur l’ignorance et la peur. C’est le film de Morin le plus recherché sur le plan de la forme ; son film le plus propre. Trame sonore de Fernand Gignac à ne pas négliger.


Je crois que les préoccupations sur la définition du québécois me dépassent. Je crois aussi que la question fait référence aux grands débats de société qui se sont déroulé ces dernières années, comme par exemple la question des accommodements raisonnables. Tout ce que je retiens de la commission Bouchard Taylor, ce sont les délicieux montages d’Infoman qui collectionnait les personnages les plus colorés et les interventions les plus farfelues.


Dans un cours que je donne au cégep, je présente Noam Chomsky et j’explique sa méthode pour analyser les médias. La méthode est simple ; il ne s’agit même pas de voir ce que les médias disent, mais simplement de quoi ils parlent. Pourquoi, parmi la pléade d’événements que le monde a connus cette journée-là, ils choisissent de parler de « ça ». Quand cette analyse est bien faite, on arrive toujours à confirmer cette thèse, très « chomskyenne » (Chomsky est un libertaire qui s’assume) ; les grands médias sont là pour faire de la propagande et servir les intérêts de l’état et du secteur privé. Cela peut avoir l’air d’une thèse facile et conspirationniste, mais en réalité, pas du tout. Chomsky la prouve et surtout démontre bien que cela se fait naturellement, sans « complot fomenté dans un bureau ». Une année, une étudiante a choisi d’étudier les événements qui ont menés à la saga des accommodements raisonnables. Elle a bien établi que ces événements avaient été fortement gonflés par les médias. Mais la partie la plus difficile de son analyse, c’était de répondre à cette question : faire vibrer la peur, comme le font les médias, ça sert à qui ? Ça sert quelle idéologie ?


Je crois que la langue française est une composante importante de l’identité québécoise. Mais je sais aussi que la coercition, les règles, les mesures autoritaires font toujours le contraire de ce que l’on souhaite. Réglementer le français ? Plutôt chanter sa beauté. Mettre en valeur les grandes œuvres francophones, exalter la liberté du langage.



Justement, à propos de l’expression ‘Je me souviens’, tu te souviendrais de quoi? Y’a comme un flou artistique autour de l’adage, de là aussi le charme remarque, mais ça évoque quoi pour toi?
À l’origine d’un cri, Robin Aubert, 1h54, 2010


C’est l’histoire du mâle fâché noir qui ne parle pas beaucoup mais qui boit en masse. À noter aussi dans ce film ; la présence des femmes, comme une force sous marine qui contrôle les ficelles avec beaucoup d’aplomb.


Pour moi, la devise « Je me souviens » évoque l’importance de la mémoire pour la destinée collective, l’intérêt de l’histoire et du passé dans la détermination du présent et de l’avenir. J’ai toujours pensé que cette devise avait une connotation très nationaliste et qu’elle renvoyait aux humiliations passées ; la conquête, le rapport Durham, les mesures de guerre en 70. Ce n’est peut-être pas ça, mais j’aime ça, penser que nos plaques portent un ressentiment énorme, une vieille haine qu’on remâche sans cesse. J’aime imaginer qu’à l’intérieur de toutes ces voitures à l’heure de pointe il y a des marmites qui bouillent de la même indignation politique et que le tuyau d’échappement à côté du « Je me souviens » ne sert qu’à apaiser temporairement ces tensions. Mais c’est du romantisme. Pierre Falardeau, le seul qui est resté fâché noir, le savait ; à la longue, le sentiment d’indignation s’épuise dans les autres soucis reliés au confort.


Je ne sais pas pourquoi je pense à ça mais il y a une chanson de Félix Leclerc qui raconte que les canadiens français reprennent le pouvoir un soir où il y a une partie d’hockey à Montréal, profitant que tous les anglais sont occupés à la regarder. « Un soir de février », qu’elle s’appelle, la chanson. 1972. La fin raconte que « nos amis anglais » ont été moins fâchés, ce soir-là, de perdre leur pays que de perdre la coupe Stanley. J’aime Félix Leclerc parce que c’est un bout en train. Un moyen moineau.



Question bonus au professeur de cinéma : Je suis ton étudiant tadjikistanais, tu dois m’expliquer – par le cinéma – la culture québécoise dans toute sa finesse(!) et ses contradictions.
Un crabe dans la tête, André Turpin, 2001, 102 minutes
Le québécois est reconnu à l’étranger pour être drôle, sympathique et accommodant. Il dit toujours oui, il est charmant et il veut plaire à tout le monde. Le personnage d’Un crabe dans la tête est basé sur cette caractéristique : il ne veut pas décevoir personne. Le film démontre pourtant que si on veut que les choses évoluent, ça prend parfois de la chicane dans la cabane.


À tout prendre, Claude Jutras, 1963, 98 minutes.
Outre la liberté formelle et le plaisir cinématographique de l’œuvre, ses sujets audacieux et personnels, il est possible de sentir dans ce film culte l’influence de la France, qui était à cette époque en pleine nouvelle vague. L’apparition de François Truffeault dans le film atteste de cette communion d’idées. L’échange artistique entre la France et le Québec est une donnée fondamentale pour comprendre la dynamique culturelle du Québec.


Le chat dans le sac, Gilles Groulx, 1964, 73 min 54 s
« Est-ce que je suis un révolté. Oui. Un révolutionnaire ? J’sais pas. » Entre son couple et ses idéaux politiques, un jeune homme essaie, avec beaucoup de difficultés, d’incarner sa révolte. L’histoire contemporaine du Québec, c’est aussi l’histoire du rêve indépendantiste qui a de la difficulté à s’incarner.